jeudi 17 décembre 2009

Où sont-ils ? Qui sont-ils ?

« J’ai photographié beaucoup d’êtres pour leur redonner une place dans un régime ordinaire de visibilité….
L’extrême bureaucratisation administrative peut suffire à faire disparaître quiconque est immergé dans une institution en l’absence de dispositif visible…. Je ne saurais oublier qu'avant toute parole, toute pensée, tout affect, l’autre est dans sa chair un visage dont la présence au monde m’est indispensable. C’est ce que j’essaie de rendre dans mon travail : cette immédiateté de la vision, parfois brutale, avant toute parole. » Philippe Bazin, extraits de « Ethique et altérité », avril 1997
(http://expositions.bnf.fr/face/rencon/bazin/index.htm)
« Ces photos sont banales, et leur banalité perdure. Vous aurez bien le sentiment que les cadrages sont justes, mais un peu plus ou un peu moins d’espace autour des visages feraient-ils des cadrages moins beaux ? Que le choix de l’objectif est juste, à égale distance des légers télés qu’utilisent les portraitistes conventionnels et des grands-angles que préfèrent ceux qui recherche l’effet, mais le 50 mm ne correspond-il pas, après tout, à la vision « naturelle » ? Que la lumière est juste, que le flash n’écrase pas la peau, que les ombres ne sont pas sculptées artificiellement, mais cela relève-t-il d’autre chose que du métier élémentaire ? Que la gamme de gris est juste, que les noirs ont ce velouté qu’on attend d’une photographie bien tirée et les blancs ce qu’il faut de densité pour que s’y conjuguent lumière et matière, mais cela est-il exceptionnel ? Que le format (45x45 cm) est juste – très juste –, mais qu’il n’est après tout surprenant que pour les spectateurs qui fréquentent les galeries de photo mais non les galeries d’art, et dans les galerie d’art la mode a ses conventions aussi. Bref, vous n’en revenez pas de la banalité de ces photos. Vous y revenez au contraire sans cesse, comme à un point de départ incapable de faire le partage : elles sonnent juste. »
Thierry de Duve, Bruxelles, février 1995, extrait du texte L’âge ingrat du livre « Adolescents » de Philippe Bazin
C’est à partir de ces constatations sur l’œuvre de Philippe Bazin que j’ai envisagé de faire réaliser des images par des étudiants de BTS Photographie en lien avec une classe de seconde sur la notion du portrait photographique. Le travail s’est orienté vers deux axes d'apprentissages typiquement scolaires : 1. Un exercice habituellement nommé « à la manière de », dans ce cas, à la manière de Philippe Bazin, pour lequel les étudiants ont analysé la technique, l’esthétique et le propos de l’artiste pour reproduire des images « à l’identique ». Une fois ce travail réellement accomplit, il a semblé intéressant d’effectuer le portrait de tous les lycéens de l’établissement avec des choix à la fois proches et différents de ceux de M Bazin. • Proches : même type de cadrage, uniformité de l’éclairage et de l’expression, image en noir et blanc… • Différents : par le choix de certaines méthodes de travail (moins de proximité avec le modèle dû à une focale plus longue éliminant toute déformation même légère, réalisation des images dans un des studios du BTS de type professionnel, choix des images en lien avec chaque modèle qui décide quel sera son meilleur « portrait ») qui ont permis surtout une réelle participation de chacun dans l’acte photographique lui-même. Le noir et blanc a permis d’atténuer les différenciations vestimentaires souvent trop présentes. L’éclairage et une expression du visage neutre laissent paraître plus singulièrement le regard. Cette neutralité de l'expression et la répétition à l'identique des choix de prises de vues pour chaque image accentuera un sentiment d’égalité, d’unité et de respect tout en laissant paraître, à travers le regard, l’identité de chacun. Les visages reproduits en taille 20 cm x 20 cm et alignés formeront une fresque de 50 m de long dans les couloirs du lycée. 2. Un autre exercice typiquement scolaire, le portrait à la chambre, sera l’occasion pour les étudiants non seulement de réfléchir différemment à la notion de portrait mais aussi d’étudier les particularités de ce matériel photographique. En plus de la grandeur des films permettant de très grands tirages au final (90x110 cm environ et plus sans perdre du détail), la chambre photographique permet de placer le plan de netteté de la prise de vue de manière totalement libérée de la position habituelle et parallèle au plan film ou aux capteurs numériques des appareils les plus classiques. Ce qui peut procurer une grande netteté ou à l’inverse une très courte netteté sur des points précis et impossibles autrement qu’avec ce type de matériel de prise de vue à décentrement. Les modèles de ces images seront des « inconnus » des rues des alentours du lycée croisés le jour même, si possible de la prise de vue, et exposés également dans les couloirs du lycée. Une manière en conséquence d’ouvrir l’institution à l’extérieur et d’en faire un lieu réellement « socialisant, collectivisant et intégrant », tant de mot à inventer pour nommer la place réelle et idéale à la fois, de l’école dans nos sociétés…
P.Bockaert Photographe et enseignant au Lycée Jean Rostand